L'Oeil Curieux

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dimanche 30 décembre 2012

Ceux qui arrivent et celui qui est déjà là

Pouvais-je souhaiter une fin d'année plus somptueuse ?
Deux belles expositions de photographies, la découverte de nouveaux talents, la découverte d'un nouveau lieu, tout pour métamorphoser l'Oeil Curieux en Oeil Heureux à l'issue d'un ultime samedi de 2012.

Quatrième visite de l'année au Bal pour rencontrer de jeunes artistes, lauréats du Prix des Écoles d’Art, LE BAL / SFR Jeunes Talents ou diplômés de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d'Arles, qui fête ses 30 ans.
Le Bal est un lieu incontournable pour celui ou celle qui s'intéresse à l'image-document et il est devenu une de mes destinations favorites.
La programmation 2012 m'aura fait connaitre Paul Graham, Chris Killip et avec « Foto/Grafica », l'extraordinaire histoire des livres de photographie Latino-Américains (exposition enthousiasmante, mais victime d'une absence de billet regrettable...).

Pour cette fin d'année, 11 jeunes artistes m'attendaient dans les salles de l'impasse de la Défense.

Prix 2011 des Écoles d’Art, LE BAL / SFR Jeunes Talents, Dorothée Davoise plonge dans ses racines familiales avec sa série « Topos » ou elle explore la Grèce, pays de sa mère, mais loin des clichés touristiques.

Dorothée Davoise Pirée, Athènes, Grèce - 2010 © Dorothée Davoise
Pirée, Athènes, Grèce - 2010
© Dorothée Davoise

Avec ce travail sur le quotidien, le ton est donné pour l'ensemble de l'exposition.
Les jeunes artistes, et j'ai déjà émis le même constat à l’occasion de mes visites à « Circulation(s), Festival de la jeune photographie européenne », ancrent leurs travaux dans le vécu, l'intime.
Leur regard sur le monde est souvent grave, parfois sombre, sur le réel et leur création n'est jamais gratuite, mais fréquemment engagée.
J'apprécie ces travaux aux antipodes de ma photographie, passe-temps ludique de mes instants libres.
Il y a surement un peu d'envie en découvrant ses œuvres qui naissent, nourries de l'énergie de jeunes diplomé(e)s qui ont choisi de confondre l'image avec leur vie (sans doute un peu tard pour envisager mon retour à l'école....).

L'autre lauréat SFR/Le Bal, coup de cœur du Jury 2011, Pierre Toussaint accompagne Olaf, un SDF, le long du Rhône.

Choisis parmi plus de 150 élèves sortis de l'ENS de la photographie d'Arles depuis 2005, neuf jeunes artistes, Pauline Fargue, Vera Schöpe, Laetitia Donval, Lola Hakimian, Gilles Pourtier et Anne-Claire Bro’ch, Johan Attia, Mouna Saboni, et Justine Pluvinage sont les représentants de « ceux qui arrivent », cette génération qui est en train de construire son histoire et l'image d’aujourd’hui.

A l'occasion de sa résidence post diplôme à l'International Center of Photography, Lola Hakimian a réalisé une belle série, « Midday », sur la jeunesse de New York.
Lola Hakimian New York Part I, Juillet 2010.
Lola Hakimian New York Part I, Juillet 2010.

Quant à Vera Schoepe, elle est partie sur les traces des mineurs de Cerro Rico de Potosi, en Bolivie.
Ses images sont minérales, dévastées, poussiéreuses, avec des hommes et des femmes qui grattent et creusent la terre pour survivre dans une des villes les plus hautes du monde.
Vera Schoepe La Montagne qui dévore les Hommes © Vera Schoepe
La Montagne qui dévore les Hommes
© Vera Schoepe

Mais allez voir les sites des artistes (en cliquant sur les noms), si vous n'avez pas le temps d'aller au Bal, pour savourer la diversité de la photographie d'aujourd'hui.

Première visite et donc découverte de l’Éléphant Paname, nouveau lieu d'exposition sis dans un superbe hôtel de la rue Volney, érigé sous Napoléon III, par l’ambassadeur de Russie en France, Alexis Soltykoff.
Le dôme, réalisé pour accueillir la clientèle de la banque qui occupa le bâtiment dans les années 20, est une pure merveille d'architecture. Abrités sous ses pavés de verre se trouvent les travaux de Magda Biernat, agréable surprise, alors que je suis venu pour admirer la sélection d'Elliott Erwitt.
Magda Biernat Mailboxes, Kolkata, India. 2007
Magda Biernat Mailboxes, Kolkata, India. 2007

Finir mon année de visites avec ce photographe américain, c'est conclure un bon repas sur un fabuleux cognac hors d'âge.
Classique avec son N&B, plein d'esprit, Erwitt est un maître à l'égal de Cartier Bresson ou de Ronis.
Si je ne partage pas son goût affirmé pour les chiens, je reste subjugué par son sens de l'instant décisif.
Il y a une légèreté élégante dans chacune des images choisies par l'artiste, une distance souriante.
Elliott Erwitt Espagne Madrid Musée du Prado 1995
Elliott Erwitt Espagne Madrid Musée du Prado 1995

Je me sens en harmonie avec cette vision qui regarde la vie avec gourmandise.
Elliott Erwitt USA Colorado 1955
Elliott Erwitt USA Colorado 1955

En harmonie durant de délicieuses minutes passées devant ce promeneur perdu dans les vagues.
Elliott Erwitt Angleterre Brighton 1966
Elliott Erwitt Angleterre Brighton 1966

Pour bien commencer 2013, une cure d'Erwitt s'impose, sous les stucs et moulures de l’Éléphant Paname.




jeudi 1 novembre 2012

Documentaire couleur

Fin de saison britannique en couleurs pour le BAL.
Après le N&B de Chris Killip, place à Paul Graham et ses clichés qui ont dynamité le documentaire anglais par l'introduction « explosive » de la couleur, dans les années 1980.

Passage de témoin avec Killip, la première partie de l'exposition est consacrée à « Beyond Caring », la série de Graham sur les services sociaux sous l'ère Thatcher.
Comme une version colorisée de « ce qui s'est passé », ces images volées (car l'autorisation de photographier n'avait pas été accordée par l'administration) décuplent la violence de la situation sociale décrite par l'usage intrusif de la couleur.

Le petit enfant en rose est le contrepoint cruel des adultes, sombrement vêtus, qui attendent les prestations sociales.
Sa présence incongrue résonne comme une prémonition funeste de l'absence de futur.

Baby, DHSS Office, Birmingham, 1984 © Paul Graham
Baby, DHSS Office, Birmingham, 1984
© Paul Graham

Un distributeur de tickets, un panneau d'affichage indiquant que c'est le tour du numéro 32 et une porte fermée construisent un univers déshumanisé et administratif ou un poster de cheval, mièvre symbole de liberté, s'est égaré.

Horse poster, DHSS Office, Bristol, 1984 © Paul Graham
Horse poster, DHSS Office, Bristol, 1984
© Paul Graham

Avec une remarquable économie de moyens, et la couleur, le photographe démontre son talent à fixer la réalité sociale dans des allégories subtiles.

Avec « The present », son travail en cours et seconde partie de l'exposition, l'artiste se situe dans la tradition des photographes de rues, mais il exploite avec finesse l'essence même de la photographie, « figer le temps ».
Des instants proches, un lieu unique, pour chaque diptyque de cette série new-yorkaise, la même procédure distille de troublantes confrontations ou d'instables équilibres.
Deux échantillons pour fabriquer un autre « instant décisif ».

E53rd Street,12th April, 9.45.55 am, 2010 Courtesy Galerie Les filles du calvaire, Paris © Paul Graham
E53rd Street,12th April, 9.45.55 am, 2010
Courtesy Galerie Les filles du calvaire, Paris
© Paul Graham

E53rd Street,12th April, 9.45.55 am, 2010 Courtesy Galerie Les filles du calvaire, Paris © Paul Graham
E53rd Street,12th April, 9.45.55 am, 2010
Courtesy Galerie Les filles du calvaire, Paris
© Paul Graham

Paul Graham est un artiste essentiel, capable d'allier une approche très conceptuelle de la photographie avec une perception aigüe de la réalité pour réaliser une œuvre d'une très grande force.
Dans « American Night », il est capable de nous faire voir l’invisibilité où la société relègue les marginaux, en jouant sur la surexposition, la saturation des couleurs et comme une ultime pirouette par la révélation de l'humain dans la lumière déclinante de la fin de journée.

Mais Graham est aussi un brillant coloriste, depuis le début de sa carrière, avec « A1 - The Great North Road », images de son périple le long de l'A1, la grande route du Nord, qui mène de Londres à Édimbourg.

A1 - The Great North Road, 1981-1982 © Paul Graham
A1 - The Great North Road, 1981-1982
© Paul Graham

A1 - The Great North Road, 1981-1982 © Paul Graham
A1 - The Great North Road, 1981-1982
© Paul Graham




dimanche 12 août 2012

Ce qui s'est passé

« Il n'y a pas d'avenir dans le rêve de l'Angleterre » chantaient les Sex Pistols, dans leur « God save the Queen » en 1977, l'année du jubilé d'argent de la Reine.

La chanson me trottait dans la tête alors que je découvrais la Grande Bretagne de Chris Killip.

1970-1990, deux décennies tourmentées pour le pays, avec la crise économique, l'Irlande du Nord, les années Thatcher, la guerre des Falklands, la grande grève des mineurs...et le mouvement punk.

Chris Killip, Celebrating the Queen's Sliver Jubilee, 1977, © Chris Killip
Celebrating the Queen's Sliver Jubilee, 1977
© Chris Killip

Chris Killip, Punks, Gateshead, Tyneside, 1985, © Chris Killip
Punks, Gateshead, Tyneside, 1985
© Chris Killip

Chris Killip ne photographie pas l'Histoire, il nous fait simplement partager « ce qui s'est passé » avec ceux qui l'ont vécu.
Partager est le terme exact, car bien souvent, le photographe a partagé le quotidien de ses personnages, comme pour ses clichés des ramasseurs de charbon de mer, sur la plage de Lynemouth.

Chris Killip, Rocker and Rosie Going Home, Lynemouth, Northumberland, 1984 © Chris Killip
Rocker and Rosie Going Home, Lynemouth, Northumberland, 1984
© Chris Killip

Dans une vidéo, Killip explique ses conditions de prises de vue à Lynemouth, et surtout raconte d’où vient le titre de l'exposition du BAL (et de ce billet) , « What Happened » , « ce qui s'est passé ».



One night in 1994 my American Friend John Clifford, who owned the best bar in Cambridge, took me into the middle of Boston to where the civic center and other administrative buildings now stand. These buildings were built in the 1960s on top of the old tough working class district of Scully Squares, where John and his brothers were born and raised.
John pointed out to me the streets that no longer existed, telling me who had lived where and in which house. Who had died in Vietnam, who had worked for the mob, who had gone to prison or ended up in politics.
When I interrupted this narrative to tell him how great it was that he was telling me the history of this place he spun around, gripped me by the throat and pushed me against the wall.
With his raised fist clenched he said ‘I don’t know nothing about no fucking history, I’m just telling you WHAT HAPPENED.

Un soir de 1994, mon ami américain John Clifford, propriétaire du meilleur bar de Cambridge, m’a emmené dans le centre de Boston, où se dressent aujourd’hui les bâtiments administratifs de la ville. Des bâtiments construits dans les années soixante, à l’emplacement du vieux quartier ouvrier de Scully Square où John et ses frères étaient nés et avaient grandi.
John me montrait des rues qui n’existaient plus, en m’expliquant qui avait vécu dans quelle maison, qui était mort au Vietnam, qui avait travaillé pour la mafia, qui avait fait de la prison ou de la politique.
À un moment, je l’ai interrompu pour lui dire que c’était formidable qu’il me raconte ainsi l’histoire du quartier. Il s’est retourné subitement, m’a pris à la gorge et m’a plaqué contre le mur.
Le poing levé, il m’a dit : ‘J’en ai rien à foutre de l’histoire. Je te raconte CE QUI S’EST PASSÉ.

De cette réelle proximité, de ce contact charnel avec la réalité, de la compréhension et de l'empathie qui en naissent, jaillissent des images d'une force incroyable, au Noir & Blanc âpre comme la vie.
Killip y montre la résilience de l'être humain, sa dignité dans les difficultés.

Le 5 mai 1981, Bobby Sands est mort après 66 jours de grève de la faim.
Killip nous « raconte » ce qui s'est passé ce jour-là, avec les graffiti sur le mur « SMASH IRA » (Ecrasez l'IRA) et « BOBBY SANDS, GREEDY IRISH PIG » (Bobby Sands, espèce de porc irlandais avide), les chantiers navals de la région étant dominés par les protestants.
Des logements sont abandonnés incendiés, mais la vie continue, avec du linge qui sèche et des enfants qui jouent.

Chris Killip, Housing Estate on May 5th, North Shields, Tyneside, 1981 © Chris Killip
Housing Estate on May 5th, North Shields, Tyneside, 1981
© Chris Killip

« Le Mur du Grand Amour », un titre d'une poésie folle, bien inattendue pour ce terne mur de briques et son trottoir aux papiers gras, mais ce mur est illuminé par un modeste graffiti à la craie, « True love », « Grand Amour ».
L'espoir toujours, extirpé par Killip de la réalité la plus sombre.

Chris Killip, True Love Wall, Gateshead, 1976, © Chris Killip
True Love Wall, Gateshead, 1976
© Chris Killip

Quant à ce mur de célèbres haricots à la tomate, compagnons du traditionnel « breakfast » anglais, avec la beauté de la couleur, il pourrait être une des images esthétisantes d'Andreas Gursky.

Mais telle quelle, en N&B, cette image montre une abondance trompeuse.

Chris Killip, Supermarket Display of Baked Beans, North Shields, Tyneside 1981, © Chris Killip
Supermarket Display of Baked Beans, North Shields, Tyneside 1981
© Chris Killip



Avec cette formidable exposition qui ouvre sa saison britannique, le BAL nous propose aussi "The Girl Chewing Gum" de John Smith.
Une vidéo déstabilisante qui nous interpelle sur l'image et la fabrication du réel.





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